Contribution de Stéphane Troussel, président du Département de Seine-Saint-Denis, dans l’étude « Que vive la laïcité ! », 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905, de la Fondation Jean Jaurès.
A l’abord de ce thème de la laïcité, un premier constat me vient à l’esprit : je suis toujours effaré d’observer à quel point, dans notre pays, le cadre légal de la laïcité est si largement méconnu, alors même qu’elle est régulièrement au cœur du débat public.
C’est pour moi le premier et principal problème, qui conduit notamment à croire qu’il y aurait une pluralité de définitions ou d’interprétations de ce principe républicain. Il amène aussi certains à accoler à la laïcité toute une gamme d’épithètes – « forte », « positive », « ouverte » « de combat »… – venant brouiller son sens et sa portée originelle. Or, légalement, le principe de laïcité, tel qu’il a été établi par la loi fondatrice de 1905, repose sur quatre piliers : la garantie de la liberté de conscience et donc de culte, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, la neutralité religieuse de l’Etat et la stricte séparation entre l’Etat et les Églises. Point !
Ce principe est une avancée majeure de notre pays et un marqueur fondamental de notre République, car en séparant ce qui tient de la sphère privée et ce qui relève de la sphère publique, la laïcité réalise le tour de force d’être à la fois une liberté individuelle et un principe d’organisation de notre société et du bien vivre-ensemble. On pourrait dire finalement qu’elle accomplit la liberté dans l’égalité.
Le cadre législatif actuel me paraît donc suffisant et clair. Et il protège face aux pressions des intégrismes religieux qui voudraient contraindre les consciences, puisque dans son article 31, la loi de 1905 prévoit des punitions contre ceux qui imposeraient, par la menace ou par toute autre moyen, l’exercice d’une croyance.
La loi de 2004 est venue utilement préciser le cadre légal qui s’applique différemment aux enfants et aux adultes précisément au nom de la liberté de conscience en devenir des enfants au sein de l’école. Ce texte a apporté des clarifications nécessaires à l’encadrement du port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse. Je suis convaincu que l’école est le lieu de l’égalité et de l’émancipation, où l’on apprend à vivre ensemble, où se forgent les consciences libres des futurs citoyens, et où, ce faisant, se joue l’avenir de notre République.
Derrière cette loi de 2004, il y avait le souci d’apaisement qui caractérisait le Jacques Chirac du second mandat présidentiel. Malheureusement, ce n’est pas cet esprit de concorde et de sérénité qui préside aux récentes tentatives d’interdire aux femmes voilées l’accompagnement des sorties scolaires, et ce, au mépris de ce qui régit légalement le principe de laïcité.
La règle est pourtant simple : elle ne s’applique que pour celles et ceux qui exercent une mission de service public – enseignants, fonctionnaires etc – y compris de droit privé, tant qu’ils ou elles exercent une mission de ce type. Par conséquent, disons-le une bonne fois pour toutes : le principe de neutralité ne s’applique pas aux citoyens ni aux parents accompagnateurs, car ils n’exercent pas une mission de service public. Il en est de même pour les sportives voilées qui veulent continuer à pratiquer leur discipline en compétition et qui sont désormais dans le collimateur des défenseurs d’une vision rigoriste et erronée de la laïcité.
Car force est de constater que le beau et grand principe de laïcité, jadis garant des libertés et de la cohésion nationale, est aujourd’hui détourné pour prendre la forme d’une petite police du vêtement, vouée à être une chasse perpétuelle, vaine et inefficace. Les débats entourant la loi de 1905 font d’ailleurs fortement écho à nos controverses actuelles. A l’amendement qui tente de proscrire la soutane dans l’espace public, Aristide Briand opposait déjà l’argument que l’Etat, à travers cette interdiction, s’engagerait dans un jeu du chat et de la souris sans fin : « la soutane une fois supprimée, (…) l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se différencierait encore assez du veston et de la redingote pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen », remarque-t-il malicieusement.
N’y allons pas par quatre chemins. Le travestissement du principe de laïcité auquel nous assistons est le résultat d’une instrumentalisation politique initiée par l’extrême-droite et la droite extrême. Elle a un but : se servir de la laïcité comme d’une « arme » contre nos concitoyens de confession musulmane. Hélas, cette dégradation du principe de laïcité en une « valeur », aux contours flous et même d’essence culturelle et identitaires, gagne du terrain à mesure que les discours réactionnaires se déploient avec de plus en plus de facilité.
Il ne s’agit absolument pas ici de balayer d’un revers de main les atteintes à la laïcité quand il y en a, ou bien de minimiser les risques que peuvent faire peser sur notre société les fondamentalismes religieux, tous les fondamentalismes religieux, de quelque religion qu’ils soient. Je ne suis pas naïf ou hors du réel : je sais qu’il existe des tentations et des pressions radicales. Elles vont jusqu’à prétendre que les religions doivent organiser notre société et œuvrent pour imposer une vision du monde à rebours du modèle d’émancipation républicain. Il nous faut être intraitable avec ces pressions, d’où qu’elles viennent, parce que la cohésion de la société française procède aussi de la force de sa laïcité.
Mais pour agir avec fermeté et efficacité face aux tentatives d’empiètement du religieux, nous sommes tenus d’être justes, cohérents et précis dans les réponses que nous apportons. En d’autres termes, il ne saurait y avoir de deux poids, deux mesures. Il n’est pas normal, par exemple, que le lycée catholique privé Stanislas, pointé du doigt pour des faits sexistes, racistes et homophobes, fasse l’objet d’une certaine mansuétude quand le lycée privé musulman Averroès est soumis à une surveillance autrement plus étroite des pouvoirs publics.
Surtout, la laïcité est gravement affaiblie quand elle est utilisée – voire plutôt dénaturée – au plus haut niveau de l’Etat dans un but médiatique et à des fins politiciennes. Car la laïcité n’est alors plus vue comme un principe qui protège la liberté de conscience et permet de vivre ensemble dans un cadre apaisé, mais comme un instrument de lutte contre une religion, en l’espèce la religion musulmane. Il est tout à fait inacceptable qu’un ministre de l’intérieur, garant de la neutralité de l’Etat, prononce à l’estrade d’un meeting politique, le mot d’ordre « à bas le voile ! », comme Monsieur Bruno Retailleau a pu le faire en mars dernier.
Dans la même lignée, nous avons assisté à une grossière opération de communication autour du rapport sur les « Frères musulmans », savamment orchestrée par le Ministre de l’Intérieur pour nourrir, encore et toujours, un climat de défiance envers nos concitoyens musulmans. Annoncé à grand fracas comme « édifiant » et « accablant », le rapport était nettement plus nuancé et dépeignait en réalité une organisation en perte de vitesse et d’influence.
Est-ce à dire qu’il n’y a aucune menace ou pression ? Bien évidemment que non ! Mais en alimentant le fantasme de grands complots, on détourne l’attention des véritables dynamiques de radicalisation, désormais plus individuelles et nourries par les réseaux sociaux. Tout bien pesé, ces « hérauts » autoproclamés de la laïcité semblent moins soucieux de vérité ou de protection des Français que d’imposer un récit identitaire où les musulmans deviennent des ennemis de l’intérieur.
Cette instrumentalisation politicienne a de graves conséquences. Elle crée une ambiance insupportable de soupçon généralisé à l’égard de nos concitoyens de confession ou de culture musulmane. C’est d’une immense brutalité pour toutes celles et tous ceux qui aspirent simplement, tranquillement, à vivre leur foi. C’est une violence quotidienne pour toutes celles et tous ceux qu’on ne cesse de ramener à leur appartenance religieuse, qu’elle soit réelle ou supposée.
Cette instrumentalisation fait monter irrémédiablement les tensions dans notre société. Elle contribue à renforcer le sentiment de relégation chez toute une partie de la population, et donc la tentation du repli sur soi. Elle exacerbe les fractures de notre pays.
La sociologue Agnès De Féo parlait d’un « effet boomerang » de la multiplication des lois coercitives visant les musulmans : elles sont contre-productives car elles ont pour conséquence de décupler les réactions. Plus des personnes sont attaquées en raison de leur appartenance religieuse, plus elles ont tendance à se raidir sur cette question.
Ce qui devrait plutôt nous inquiéter, c’est l’incapacité croissante de la République à unir, à inclure, à intégrer. C’est pourtant le cœur d’une « promesse laïque » qui a longtemps structuré la pensée de la gauche et qui s’est fracassée à la fois sur certaines illusions perdues de la République et sur la réalité d’une société où les laissés pour compte le sont de plus en plus violemment. Les illusions perdues, ce sont celles qui nous ont fait croire pendant longtemps que les générations immigrées d’après-guerre s’étaient pleinement fondues dans la société française alors que souvent les récits familiaux font part d’une identité en partie refoulée, voire parfois niée. La réalité des laissés pour compte est que, de plus en plus souvent, dans des territoires comme la Seine-Saint-Denis, ceux qui vous tendent la main, ce sont de moins en moins la République et ses incarnations. Les professeurs, les soignants, les éducateurs, les juges, les policiers manquent. Dans une société à la fois globalisée et atomisée, il apparaît souvent que ceux qui tendent la main dans un certain nombre de territoires, ce sont de plus en plus les pasteurs des nouvelles églises évangéliques ou les référents de la nouvelle mosquée qui a enfin ouvert après des années sans lieu de culte dans le quartier.
Car, en réalité, la question de la laïcité en France n’est pas celle de l’islam. C’est celle du rejet des populations les plus défavorisées au ban de la société. Avec cette particularité dans la société française que le collectif national ne comprend pas que ces populations trouvent un refuge dans la religion. Enfin, surtout dans une religion. Parce que la promesse laïque était la suivante : quand bien même vous appartenez à une minorité religieuse, vous aurez toute votre part en tant que citoyen et en tant que travailleur dans la communauté nationale. La République vous aidera, sans relâche, et d’abord par son école, à vous donner toute votre part.
La République ne l’emporte pas en brimant, en stigmatisant, en humiliant. Elle l’emporte, et l’a toujours emporté, en gagnant les cœurs. Elle l’emporte avec un récit généreux, universel, qui n’exclut personne. Elle l’emporte d’abord et surtout en accomplissant sa promesse de liberté, d’égalité, de fraternité. Or, quand dans des quartiers populaires les services publics sont affaiblis, quand le travail se précarise, que le logement se raréfie, alors c’est la République qui recule. Quand, en Seine-Saint-Denis, l’école n’accueille pas suffisamment la mixité sociale et que les élèves perdent un an de scolarité à cause des absences de professeurs non remplacés, c’est, à la fin, la République qui recule.
Faisons d’abord en sorte qu’aux oreilles de notre jeunesse la devise républicaine ne sonne pas parfois aussi creux. Les « valeurs républicaines », souvent claironnées à peu de frais, ne sauraient être le cache-misère d’une République sociale en échec. Elles ne doivent pas servir à dissimuler la réalité de services publics en recul et d’inégalités qui se creusent.
En ces temps difficiles, il est de notre devoir, comme élu.e, d’avoir des paroles réconfortantes et apaisantes. De rappeler une chose simple : non, la France, la République, la laïcité, ce n’est pas le visage grimaçant et cynique de certains politiciens de droite et d’extrême-droite. Non, la République ne trie pas parmi ses enfants en fonction de leur origine, de leur couleur de peau ou de leur religion réelle ou supposée.
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, en ce sens qu’elle ne se contente pas d’énoncer de manière abstraite des principes, mais qu’elle a pour visée de garantir à chacune et chacun les conditions de l’autonomie et de l’émancipation, à travers la santé, l’éducation, le logement, le travail, des revenus dignes. A nous de redonner à cette République sociale son ambition et sa réalité.
Stéphane Troussel, président du département de la Seine-Saint-Denis



